6.
Aucun orage n’éclata avant la date de mes fiançailles, quelques jours plus tard. Même à cinq heures de l’après-midi, l’air était toujours aussi chargé d’humidité. Dans la cuisine, j’avais surpris les domestiques en train de raconter que ce temps étrange, qui ne changeait pas, était une conséquence directe des actes des démons qui tuaient les animaux de la région. Pour autant, ces histoires n’empêchèrent pas les gens de tout le comté de venir au manoir de la Grange pour rendre hommage aux États confédérés. L’enfilade de calèches n’en finissait pas de s’allonger le long de l’allée en gravillons qui menait à l’imposant bâtiment en pierre.
— Stefan Salvatore ! entendis-je au moment où je sortais de voiture derrière mon père.
À la seconde où mon pied toucha terre, je vis Ellen Emerson et sa fille, Daisy, qui marchaient bras dessus, bras dessous, leurs deux domestiques sur les talons. Des centaines de lanternes éclairaient les marches en pierre qui menaient aux portes en bois blanc. Du dedans nous parvenaient les accents d’un morceau de musique – une valse.
— Madame Emerson… Daisy…
Je leur tirai la révérence. Depuis notre plus tendre enfance, quand Damon m’avait convaincu de la pousser dans la rivière de Willow Creek, Daisy me détestait.
— Ma parole, ce sont les superbes dames Emerson. (Père s’inclina galamment devant elles.) Merci à toutes les deux d’être venues à ce modeste dîner. C’est un plaisir de voir tous les habitants de la ville. Aujourd’hui plus que jamais, nous devons faire bloc.
Père croisa le regard de la mère.
— Stefan, répéta Daisy avec un petit hochement de tête courtois alors qu’elle prenait ma main.
— Daisy, vous embellissez à vue d’œil. Pourriez-vous s’il vous plaît pardonner à un gentilhomme ses erreurs de jeunesse ?
Elle me décocha un regard noir et, au fond de moi, je poussai un gros soupir. Les mystères ou les cachotteries n’existaient pas à Mystic Falls. Tout le monde savait tout sur tout le monde. Si Rosalyn et moi devions nous marier, nos enfants danseraient avec ceux de Daisy. Ils partageraient leurs conversations, riraient des mêmes blagues, seraient impliqués dans des batailles communes. Le même cycle continuerait à se perpétuer.
— Ellen, me feriez-vous l’honneur de me laisser vous escorter à l’intérieur ? demanda Père, clairement tendu à l’idée que le manoir puisse ne pas être décoré avec exactitude selon ses directives.
La mère de Daisy accepta d’un signe de tête et je restai seul au côté de sa fille, sous les regards vigilants des deux domestiques.
— J’ai appris que Damon était rentré. Comment va-t-il ?
Daisy daignait enfin me parler.
— Mademoiselle Emerson, nous ferions mieux d’aller retrouver votre maman à l’intérieur, l’interrompit sa bonne en la tirant par le bras vers les vastes portes du manoir.
— J’ai hâte de revoir Damon ! Faites-lui passer le message, lança Daisy par-dessus son épaule.
Après un soupir, je pénétrai dans l’édifice. Situé entre la ville et le domaine, il avait autrefois servi de lieu de réunion à la noblesse terrienne du comté avant de devenir l’arsenal de fortune qu’il était actuellement. Ses murs étaient couverts de lierre et de glycine, puis, plus haut, des drapeaux de la Confédération. Des musiciens perchés sur une estrade dans un coin interprétaient avec entrain Bonnie Blue Flag[2] pendant qu’une cinquantaine de couples, au bas mot, circulaient dans la salle un verre de punch à la main. Visiblement, Père n’avait fait l’économie d’aucune dépense et l’évidence sautait aux yeux : c’était plus qu’un simple dîner de bienvenue en l’honneur des troupes.
Je poussai un nouveau soupir et me dirigeai vers le bar.
Je n’avais pas parcouru deux mètres que je sentis une main me taper dans le dos. Dans un demi-tour, je me préparai à sourire faiblement et à accepter les maladroits compliments qui fusaient déjà ici et là. Quel intérêt d’organiser un dîner pour annoncer des fiançailles si tout le monde était déjà au courant ? me demandai-je avec aigreur.
Je me trouvai nez à nez avec M. Cartwright. Aussitôt, j’affichai ce qui, je l’espérais, ressemblait à de l’excitation.
— Stefan, mon garçon ! L’homme du jour !
Il me tendit un verre de whisky.
— Monsieur. Merci de m’accorder le plaisir de la compagnie de votre fille, dis-je automatiquement avant de tremper, seulement, mes lèvres.
Le lendemain du jour où Damon et moi étions allés à la taverne, je m’étais réveillé avec un mal de tête terrible. J’avais passé la journée au lit, une compresse froide sur le front, tandis que mon frère avait à peine paru affecté par tout le whisky qu’il avait ingurgité. Je l’avais entendu pourchasser Katherine dans le labyrinthe, au fond du jardin. Et chaque éclat de rire m’avait fait l’effet d’un coup de poignard dans la tempe.
— Tout le plaisir est pour moi. Je sais qu’il s’agit d’une bonne fusion. Pratique, à faible risque et avec de nombreuses opportunités de croissance.
— Merci, monsieur. Je suis vraiment désolé pour le chien de Rosalyn.
M. Cartwright remua la tête.
— Ne dites rien à ma femme ou à Rosalyn, mais j’ai toujours eu ce cabot en horreur. Je ne dis pas que je lui souhaitais de mourir comme ça, tué par une autre bête, mais je pense que tout le monde en fait trop. Ces discussions sur des pseudo-démons qu’on entend partout. Les rumeurs sur le fait que la ville est maudite. C’est ce genre de conversations qui inquiètent les habitants, les poussent à croire à d’éventuels dangers. Ça les angoisse de mettre leur argent à la banque, tempêta M. Cartwright, attirant l’attention de plusieurs personnes au passage.
Je souris nerveusement.
Du coin de l’œil, j’aperçus Père qui se comportait en parfait hôte, escortant un à un les convives le long de la longue table au centre de la pièce. Je remarquai qu’à chaque place le couvert était mis avec le délicat service en porcelaine à motifs de fleur de lys de Mère.
— Stefan, m’appela mon père. (Il me tapa vigoureusement l’épaule.) Tu es prêt ? Tu as tout ce qu’il te faut ?
— Oui.
Je touchai la bague dans la poche de ma veste et le suivis vers l’extrémité de la table. Rosalyn, debout près de sa mère, adressait des sourires crispés à ses parents. Ses yeux rougis, marqués par toutes les larmes qu’elle avait versées sur sa pauvre chienne Penny, juraient avec le rose de sa robe démesurée et ornée d’un trop-plein de fanfreluches.
Alors que nos voisins de table prenaient place, je me rendis compte qu’il restait deux sièges libres à ma gauche.
— Où est ton frère ? m’interrogea Père à voix basse.
Je lançai un coup d’œil vers la porte. Les musiciens continuaient à jouer ; l’excitation montait dans la salle. Finalement, les portes s’ouvrirent dans un fracas et Damon et Katherine firent leur entrée. Ensemble.
« Ce n’est pas juste », pensai-je hors de moi. Damon avait le droit de se comporter en gamin, de boire et de flirter sans lendemain. Moi j’avais toujours bien agi, en garçon responsable, et à présent j’avais l’impression qu’on me punissait pour ça en me forçant à devenir un homme.
La colère qui me gagna me surprit moi-même. Rongé par une culpabilité immédiate, je m’efforçai d’étouffer mon émotion en avalant d’un trait le verre de vin qui se trouvait à ma gauche. Katherine n’allait tout de même pas venir à un dîner toute seule, si ? Quant à Damon, il ne faisait que se comporter en parfait gentleman et en gentil grand frère.
En outre, ils n’avaient pas d’avenir tous les deux. On n’approuvait les mariages, en tout cas dans notre société, qu’à condition qu’ils permettent à deux familles de s’unir. Et, en tant qu’orpheline, qu’avait Katherine à offrir hormis sa beauté ? Père ne m’aurait jamais laissé l’épouser, mais il en allait de même pour Damon. Enfin, mon frère n’irait pas jusqu’à se marier avec une femme contre l’avis de Père, n’est-ce pas ?
Néanmoins, je ne parvenais pas à quitter des yeux le bras de mon frère qui entourait la taille de guêpe de Katherine. Elle portait une robe verte en mousseline dont le tissu épousait les cerceaux et baleines de sa crinoline. Des murmures s’élevèrent alors qu’elle et Damon rejoignaient leurs places vides au centre de la table. Autour de son cou, son collier bleu brillait ; avant de s’asseoir près de moi, elle me fit un clin d’œil. Sa hanche frôla la mienne et je changeai de position sur ma chaise, mal à l’aise.
— Damon.
Père lui adressa un hochement de tête sévère tandis qu’il prenait place à sa gauche.
— Alors, vous croyez vraiment que les troupes seront descendues jusqu’en Géorgie d’ici l’hiver ? demandai-je exagérément fort à Jonah Palmer, contournant ainsi le danger de parler à Katherine.
En entendant sa voix mélodieuse, je risquai de ne plus avoir le cran de demander Rosalyn en mariage.
— Ce n’est pas la Géorgie qui m’inquiète, mais de rassembler la milice pour régler les problèmes à Mystic Falls. Ces attaques doivent cesser : elles sont intolérables, s’exclama Jonah, le vétérinaire de la ville, qui avait également formé la milice locale.
Il frappa du poing sur la table, si fort que le service en porcelaine émit un son aigu.
Au même instant, une ribambelle de domestiques défila dans le manoir avec des assiettes de faisan. Je pris ma fourchette en argent et jouai avec la viande : je n’avais pas faim. Tout autour résonnaient les conversations habituelles : à propos de la guerre, de ce qu’on pourrait faire pour nos pauvres enfants en uniforme, des dîners et des barbecues à venir, sans oublier les rassemblements paroissiaux. De l’autre côté de la table, Katherine hochait la tête à l’intention d’Honoria Fells, l’air totalement absorbée. Tout à coup, j’éprouvai une intense jalousie à l’égard d’Honoria avec ses cheveux grisonnants et crépus. Dans cette discussion en tête à tête dont j’avais tant rêvé, elle jouissait de la pleine attention de Katherine.
— Prêt, fils ?
Lorsque Père me donna un coup de coude dans les côtes, je m’aperçus que les invités avaient déjà vidé leurs assiettes. On remplit à nouveau les verres de vin, le groupe de musiciens, qui avait marqué une pause pendant qu’on servait le plat principal, se remit à jouer, en retrait. Le moment que tout le monde attendait était arrivé : les gens savaient qu’on porterait un toast en l’honneur d’une occasion spéciale et qu’après on pourrait fêter ça et danser. Les dîners se déroulaient toujours de cette façon à Mystic Falls. Sauf que, personnellement, je n’avais jamais été ainsi le centre de l’attention générale. Comme par hasard, juste à cet instant, Honoria se pencha vers moi tandis que Damon m’adressait un sourire d’encouragement.
Une énorme boule au ventre, j’inspirai profondément et fis tinter mon verre en cristal avec mon couteau. Instantanément, le silence tomba dans la salle et même les domestiques s’arrêtèrent en plein élan pour me fixer.
Je me levai, avalai une grande gorgée de vin pour me donner du courage et me raclai la gorge.
— Je… euh… (Ma voix, basse et forcée, semblait appartenir à un étranger.) J’ai une annonce à faire. (D’où j’étais, je pouvais voir Père serrer sa flûte à champagne, prêt à bondir sur ses jambes pour porter un toast. Je regardai Katherine. Elle m’examinait de ses yeux noirs perçants. Je détournai le regard et agrippai mon verre avec une telle force que je crus que j’allais le casser.) Rosalyn, j’aimerais vous demander votre main. Me feriez-vous cet honneur ? m’empressai-je de terminer tout en cherchant la bague dans ma poche.
Je sortis l’écrin et m’agenouillai devant elle, tournant les yeux vers les siens, bleus et humides.
— Pour vous, dis-je d’un ton bourru.
Je soulevai le couvercle de la boîte et lui présentai le bijou.
Rosalyn poussa un cri aigu et toute la salle se mit à applaudir. Quelqu’un me flanqua une tape dans le dos cependant que Damon me souriait à pleines dents. Katherine battait des mains avec politesse, le visage dénué d’expression.
— Ici.
Je saisis la petite main blanche de Rosalyn et enfilai l’émeraude autour de son doigt. Trop large, elle roula sur le côté vers son petit doigt. On aurait dit une enfant qui joue avec les bagues de sa mère. Cependant, Rosalyn ne parut pas s’offusquer que la bague ne lui aille pas. Au lieu de ça, elle tendit la main devant elle les doigts écartés, admirant les diamants dans lesquels se réfléchissait la flamme des bougies posées sur la table. Des femmes s’agglutinèrent aussitôt autour de nous pour s’extasier sur le bijou.
— Ça se fête ! s’écria mon père depuis la table. Cigares pour tout le monde ! Viens ici, Stefan, mon fils ! Tu fais de moi un père heureux et fier.
J’acquiesçai d’un hochement de tête et m’approchai de lui d’une démarche tremblante. Je trouvais ironique que, alors que je tentais d’obtenir l’approbation de mon père depuis toujours, ce qui le rende le plus heureux soit un acte qui me laissait sans vie, émotionnellement parlant.
— Katherine, accepteriez-vous de danser avec moi ? entendis-je Damon demander dans le tumulte des chaises raclées par terre et des verres entrechoqués.
Je me figeai sur place, l’oreille tendue en attendant sa réponse.
Katherine leva la tête et lança une œillade furtive dans ma direction. Elle soutint mon regard un long moment. Une terrible envie d’arracher la bague du doigt de Rosalyn pour la passer à celui de Katherine s’empara de moi, mais, au même moment, Père me donna un petit coup par-derrière et, avant que j’aie le temps de réagir, Damon saisit la main de Katherine pour la mener vers la piste de danse.